Tirailleur nigérien à Maradi au Niger, janvier 2008 © Philippe Guionie
Tirailleur nigérien à Maradi au Niger, janvier 2008 © Philippe Guionie

Le tirailleur, un fil rouge identitaire : interview de Philippe Guionie

Pour cette fin d’année, nous vous proposons un voyage mémoriel dans l’ex-empire colonial africain à travers la rencontre de ses témoins directs (anciens combattants, veuves, descendants), de ses monuments et ses objets personels.

Tirailleur nigérien à Maradi au Niger, janvier 2008 © Philippe Guionie
Tirailleur nigérien à Maradi au Niger, janvier 2008 © Philippe Guionie
Nous suivons depuis un moment le travail de Philippe Guionie sur « Le tirailleur et les trois fleuves ». En décembre 2007, nous tombons face à ces images en très grand format au Centre culturel de Bamako et à la rentrée 2008, Philippe Guionie a reçu pour cette série le Prix Roger Pic de la SCAM. Allons plus loin, pour questionner le photographe sur sa démarche, sur ce travail de longue haleine et son prolongement en 2009 avec un appel à auteur auprès des photographes des 15 pays francophones pour des regards croisés. A suivre…

Votre travail tourne essentiellement autour du continent africain avec plusieurs séries récentes notamment «Mobutu, 10 ans après» (RDC), «Le jardin abandonné d’Eala» (RDC), ou encore «En souvenir du Joola» (Sénégal). Pourquoi ?

J’ai commencé la photographie très tard à 28 ans. Vivant à Toulouse, j’ai fait des études en histoire-géographie à l’université Toulouse le Mirail. Sur le campus universitaire, la plupart de mes amis étaient originaires du Sénégal, du Cameroun, du Maroc ou encore du Bénin. C’est donc tout naturellement que je me suis spécialisé sur l’histoire contemporaine de l’Afrique francophone. Lors d’un voyage en 2000 au Bénin, j’ai réalisé mes premières photographies sur les civilisations lacustres du lac Nokoué, près de Cotonou. En juin 2001, le photographe Willy Ronis , doyen de la photographie française, choisit d’en publier certaines dans le magazine Réponses Photo pour un numéro spécial qui lui est consacré. Quelques semaines plus tard, le quotidien «Libération» m’a confié une première commande photographique. Que ce soit pour la presse française ou pour des travaux personnels, l’Afrique est omniprésente dans ma photographie. Je revendique une photographie sociale et documentaire sur les thèmes de la mémoire et des constructions identitaires, une photographie qui parle des hommes et qui s’inscrit dans la durée.


Comment est née l’idée de votre projet sur les anciens combattants africains ?

Je me suis d’abord intéressé à ce thème en tant qu’étudiant en histoire dès 1994 puis en tant que photographe à partir de 1998. Cette série sur la mémoire des anciens combattants africains  est le fil rouge de mon identité et de mon parcours photographique. Vedette de la réclame et figure incontournable de l’imaginaire francophone, le tirailleur est un personnage historique complexe aux multiples lectures : symboles de l’aliénation coloniale pour les uns, exemples de fidélité pour les autres, sa bonhomie naturelle, si souvent louée, lui a attiré bien des sympathies et autant de condescendance. Depuis 1998, en associant l’image photographique (portraits, paysages) et des enregistrements sonores réalisés en France et en Afrique, je tente de donner, à cette mémoire oubliée ou méconnue, un écho nouveau dans notre société. En collaboration avec des historiens et des auteurs francophones, il s’agit de redonner une parole à ces tirailleurs africains – nos contemporains – et de rendre hommage à leur dévouement patriotique, tout en développant une démarche plus militante quant à leurs droits actuels. En choisissant le portrait frontal comme mode de représentation, je souhaite poser des visages sur cette francophonie originale et inédite. Je réalise des portraits de tirailleurs africains, leurs femmes ou leurs veuves, leur descendance sans oublier leurs documents personnels. Je travaille en format carré ce qui implique une certaine lenteur. Je reviens plusieurs fois dans chacun des 15 pays concernés par cette mémoire franco-africaine. Au Bénin, en dialecte fon, on m’appelle « le blanc qui revient toujours ». Dans cette quête mémorielle, je m’intéresse plus à l’Homme africain qu’au soldat. Au-delà de la litanie des faits militaires, je les questionne sur leurs doutes, leurs joies, leurs peurs… Chacun des portraits réalisés est sonore constituant ainsi un voyage mémoriel, une sorte de carnet de route en Afrique francophone…. pour que cette mémoire bouge enfin. La prochaine étape serait d’associer la vidéo au médium photographique afin de donner un nouveau rythme à cette série.

Le dernier tirailleur de la Première Guerre mondiale est mort au Sénégal en 1998. Aujourd’hui, il ne reste que ceux ayant participé à la 2ème Guerre mondiale et à tous les conflits de la décolonisation française (Madagascar, Indochine, Algérie). Les tirailleurs sont encore nos contemporains. Mais dans 4 ou 5 ans environ, ils seront tous morts. Je souhaite être présent à ce rendez-vous historique majeur, celui de la mort du dernier tirailleur africain, en présentant l’exhaustivité de mon travail photographique dans une exposition rétrospective à Paris.  Je recherche actuellement un lieu et un éditeur.

Mariama Sané, veuve de tirailleur sénégalais et son fils Alassane Badji à Ziguinchor, Casamance (Sénégal), décembre 2005 © Philippe Guionie
Mariama Sané, veuve de tirailleur sénégalais et son fils Alassane Badji à Ziguinchor, Casamance (Sénégal), décembre 2005 © Philippe Guionie
Comment se passe les rencontres avec ces personnes ?

Je suis en recherche permanente de ces témoins directs que ce soient les anciens combattants africains, les veuves ou encore la descendance. Dans chacun des pays où je vais, je travaille souvent avec un assistant local qui réalise aussi les traductions dans les différents dialectes. En arrivant, je lance un appel à la radio pour donner rendez-vous aux auditeurs dès le lendemain à la Maison du combattant, véritable lieu de sociabilité pour les tirailleurs dans la plupart des grandes villes africaines. Je me souviens qu’au Bénin, le lendemain de mon appel à la radio, une cinquantaine de personnes étaient venues à ma rencontre. Avec le temps, je reçois régulièrement des sollicitations par courriel, texto ou lettres de personnes qui souhaitent témoigner. Il y a également des gens avec lesquels je suis en contact depuis longtemps mais que je n’ai pas encore rencontré. Certaines rencontres se sont révélées essentielles dans ce projet au long cours, je pense notamment à Bouda, ancien tirailleur vivant à Zinder au Niger. Dépositaire d’une mémoire unique et originale de la francophonie, les tirailleurs sont devenus des témoins privilégiés des relations entre la France et l’Afrique. C’est aussi pour cette raison que je m’intéresse à ces hommes.

Pouvez-vous nous faire une petite cartographie du trajet que vous avez emprunté pour la série intitulée «le tirailleur et les trois fleuves».

Je parcours l’Afrique de l’Ouest et à l’Afrique centrale francophone, de vastes territoires  d’où étaient originaires les tirailleurs africains soit une quinzaine de pays au total dont le Bénin, le Niger, le Sénégal, le Burkina-Faso, le Togo, le Bénin, la Centrafrique, le Congo-Brazzaville… Sénégal, Niger et Congo étaient les trois grands fleuves de l’ex-Empire colonial français. Trois chemins de pénétration et d’influence française que le tirailleur africain a emprunté dans son parcours d’homme et de soldat. Aujourd’hui, je reprends ces trois itinérances africaines pour poser un regard artistique et mémoriel sur ce patrimoine humain méconnu. Ma formation de géographie influe sur mes choix de sujets photographiques.

Au Niger, les autorités françaises en liaison avec l’Office National des Anciens Combattants  m’ont invité à poursuivre mon travail lors d’une résidence en janvier 2008. Pendant trois semaines, j’ai pû réaliser de nouveaux portraits à Niamey, Maradi et Zinder tout en expliquant ma démarche lors d’interventions publiques. Cette dernière série photographique réalisée au Niger a reçu le prix Roger Pic 2008. Ce prix international, organisé par la Société civile des auteurs multimédia (SCAM) récompense la pertinence d’un portfolio photographique. Une belle surprise car cela a mis un coup de projecteur sur mon propos photographique et sur cette mémoire encore trop souvent conflictuelle.

Pour cette série, vous avez réalisé de nombreux portraits, mais aussi des photographies de bâtiments ou d’objets personnels ; nous rentrons dans l’intimité des tirailleurs, pourquoi ce parti pris ?

Ma démarche photographique s’articule autour de trois dynamiques : la valorisation d’un patrimoine humain (portraits), la valorisation d’un territoire francophone (paysages) et enfin celle des sources iconographiques et manuscrites personnelles comme une carte postale d’Indochine ou une lettre d’Algérie (détails). Cette valorisation d’un patrimoine humain prend une acuité particulière, à l’heure où se manifeste en France la nécessité d’ancrer l’immigration dans la mémoire collective et de lui rendre sa juste place dans une perspective d’histoire commune.

Tirailleur nigérien à Maradi au Niger, janvier 2008 © Philippe Guionie
Tirailleur nigérien à Maradi au Niger, janvier 2008 © Philippe Guionie
Pour étendre ce projet, vous venez de lancer un appel à auteur pour les photographes africains : «Le tirailleur et les trois fleuves, regards croisés» . Parlez nous un peu plus de ce projet ?

Tout en poursuivant mon travail de terrain sur ce vaste territoire francophone, je souhaite croiser mon regard avec celui de photographes africains des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale concernés, ayant travaillé sur ce thème, quelque soit leur mode d’expression photographique (portraits, photographie de reportage ou plasticienne….). Je sélectionne ainsi un photographe africain par pays parmi les 15 pays concernés par la figure emblématique du tirailleur africain. Actuellement, j’ai déjà retenu un photographe au Sénégal. J’ai reçu récemment 4 ou 5 courriels de photographes africains qui souhaitaient avoir plus d’informations. Pour en savoir plus sur ce projet,voir Post Scriptum ci dessous !

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vos projets dans le futur ?

Je compte poursuivre plusieurs séries photographiques actuellement en cours de réalisation autour de ces thèmes de la mémoire et des parcours identitaires.

«Le tirailleur et les trois fleuves» : une double perspective en 2012 avec la présentation d’une exposition rétrospective à Paris et la publication concomitante d’un ouvrage au titre éponyme. Ce livre présentera l’ensemble de mon travail initié depuis 1998 avec une carte blanche donnée à une dizaine d’écrivains africains, à raison d’un par pays concerné, et un DVD sonore joint proposant un carnet de routes sonore dans cette mémoire franco-africaine.

«36-39» est un voyage mémoriel sur la guerre d’Espagne à partir de la réalisation d’un web-documentaire associant photographies, sons, vidéos et textes. Deux ans de production seront nécessaires pour présenter ce support interactif en 2011.

«Africa-América» est une déambulation photographique au cœur des diasporas noires en Amérique du Sud. Elles expriment un syncrétisme culturel original en revendiquant leurs identités plurielles et leur volonté de trouver leur place dans des Etats où elles restent pourtant minoritaires. Plusieurs pays sont concernés par le renouveau actuel de ces communautés noires : Colombie, Panama, Pérou, Équateur, Cuba, Trinidad et Tobago, Brésil, Belize, Vénézuela… Réalisation d’une exposition et publication d’un ouvrage en 2011.

«Kéraban le têtu, voyage autour de la mer noire» est un carnet de voyage réalisé en polaroid couleur autour de cette mer devenue la nouvelle frontière de l’Union européenne. Une exposition existe déjà, je réfléchis actuellement à la publication d’un livre-objet.

Pour découvrir d’autres travaux de Philippe Guionie, rendez vous sur son site www.philippe-guionie.com