Les déambulations urbaines de Laurent Chardon

Il y a quelque chose d’atypique dans le travail de Laurent Chardon. Certainement un côté atemporel, en dehors de l’actualité et le ressenti d’une errance qui ajoute un charme fou à ses images en noir et blanc. Nous connaissions bien sa série en panoramique « Djéol », pour laquelle nous lui avions remis le Grand prix du Jury pour le thème « Intimités Francophones » mais aujourd’hui ce photographe nous emmène dans ces pérégrinations urbaines, du périphérique parisien à Djéol en passant par Oulan-Bator. Une invitation à « prendre la tangente »…

Peux-tu nous raconter comment tu es devenu photographe ?

C’est vers l’âge de 21-22 ans que j’ai fait mes premières photos, en voyageant. À 24 ans, au cours d’un voyage au Burkina Faso j’ai rencontré des saisonniers qui sont devenus des amis. Ils m’ont dit « On peut t’aider à monter ta boîte, cela te laissera du temps pour voyager et t’intéresser à la photographie ». J’ai finalement arrêté mes études d’histoire et j’ai ouvert un commerce à Conques dans l’Aveyron. Je l’ai tenu pendant 6 ans, 6 mois par an. Cela me permettait de gagner ma vie et de partir chaque hiver. Mais surtout cela me laissait du temps pour réaliser des photos et apprendre le tirage. J’aime passer du temps enfermé au labo.


Djéol, 2006 © Laurent Chardon
Djéol, 2006 © Laurent Chardon
Je suis complètement autodidacte. J’apprends par le bouche-à-oreille, en faisant la connaissance de photographes, de tireurs qui me donnent des conseils. L’association Pour l’Instant , à Niort, qui organise une résidence, Les Rencontres de la Jeune Photographie Internationale, m’a été d’une aide précieuse. J’ai fait de nombreuses rencontres par leur intermédiaire. Puis j’ai compris que je devais lire, voir des photos pour nourrir mon travail et combler les lacunes que l’on a quand on est autodidacte. Il me reste du boulot…

Peu à peu je me suis rendu compte que mes voyages et la photographie étaient deux choses bien distinctes. Aujourd’hui je ne prétends pas faire de la photo de voyage. Et Paris, où j’ai grandi et où je vis, est pour moi tout aussi intéressant que les autres lieux.

Depuis 3 ans, j’ai arrêté mon commerce pour consacrer plus de temps à la photo.

La Clôture, 2006 © Laurent Chardon
La Clôture, 2006 © Laurent Chardon
Quels sont tes influences ?

Elles sont d’abord américaines. L’un des premiers photographes que j’ai aimé c’est Paul Strand , puis il y a Robert Franck , Eugene Richards … En France, Bernard Plossu et Antoine D’Agata . Donc des photographes très différents, mais quand j’y trouve une dimension politique et/ou poétique, c’est là que je suis sensible à la photographie.

Ton travail semble très atemporel. Hors d’un cadre, hors du temps… Ne t’intéresses-tu jamais à des sujets d’actualité  ?

L’actualité, j’en ai fait très peu. Par exemple, en 2002 à Oulan-Bator en Mongolie, j’ai réalisé un reportage d’actualité, les deux hivers précédents avaient été très rudes et les éleveurs nomades venaient se sédentariser à Oulan-Bator après avoir perdu tout leur bétail. J’ai fait ces photos car j’ai croisé une famille, celle d’un homme qui gardait toujours son enfant sur ses épaules (le titre de la série). Leur yourte avait pris feu, ils étaient sans abri et habitaient dans les canalisations d’eau chaude de la ville. Très naturellement et sans réfléchir j’ai suivi cet homme et son gamin dans leur quotidien. Sans doute à cause de la personnalité du père.

J’ai démarché un ou deux journaux à mon retour. Finalement il a été publié en 2005, dans DS magazine. J’étais content car j’ai eu pas mal de retour de personnes qui souhaitaient aider cette famille. Mais aujourd’hui je ne sais pas ce qu’ils sont devenus…

Si mon travail semble atemporel et hors d’un cadre, tant mieux, c’est ce que je recherche.

C’est aussi sûrement pour cela que je ne m’intéresse pas plus à des sujets d’actualité.

Tu aimes appeler tes longs séjours à travers différentes destinations « Tangentes », des destinations souvent dans un environnement urbain. Pourquoi « Tangentes » et comment as-tu choisi ces destinations qui t’ont emmené jusque là à travers différents continents Asie, Amérique du Sud et Afrique ?

J’aime l’expression : « Prendre la tangente » ! Quand je quitte Paris c’est souvent en réaction, quand je sens que le train-train quotidien me met la main dessus. J’aime bien faire de longs trajets avec pour but une destination précise. Par exemple, je suis allé à Oulan-Bator par le train, en Mauritanie en voiture, et en Amérique du Sud par bateau. J’ai le temps de me déconnecter puis de me laisser imprégner par ma destination. On passe tout doucement d’un univers à l’autre sans s’en rendre compte. Paradoxalement ces destinations me paraissent bien moins lointaines que si j’y allais en avion. Et au cours de ces trajets, on fait toujours des rencontres étranges.

Je me renseigne très peu sur les lieux où je vais, volontairement, j’espère être surpris à mon arrivée. Je choisis surtout des villes. Des villes qui sont encore à dimension humaine, aux alentours d’1 million d’habitants, et dont je peux faire le tour à pied. Des villes qui sont à un tournant de leur histoire, avec un passé particulier, et qui s’interrogent. Des villes où les gens ne savent pas vraiment vers quoi ils vont. Je suis un citadin, et j’aime observer les gens dans l’espace urbain. Par exemple, dans la série « Décembre », je recherchais des solitudes dans la foule.

Je suis né à Paris et j’ai souvent l’impression de ne pas avoir d’origines auxquelles me raccrocher. Le centre de Paris n’est plus qu’un très beau musée, une grande galerie marchande et rempli de bureaux. D’après moi, le véritable centre de Paris, c’est le périphérique. C’est dans les arrondissements qui jouxtent le périphérique et de l’autre coté de la barrière que vit la majorité des parisiens. Le périphérique, c’est un bout de notre terroir. C’est pour cela que je l’ai sillonné des dizaines de fois pour ma série « la clôture ». C’était comme faire des tours de manège au square.

En fait depuis le début nous parlons de lieux précis : Oulan-Bator, Paris, Ziguinchor… Mais j’espère que d’ici quelques années, j’aurai réussi à dégager une similitude, une ambiance entre ces différentes séries urbaines et que cela constituera un ensemble qui nous parlera de l’homme dans l’espace urbain. Un jour, les localisations n’auront plus d’importance, et le corpus se fera seul. C’est pour cela que mes séries ne portent jamais le titre des lieux où elles sont prises. Sauf « Djéol » qui est une expérience à part.

Djéol, 2006 © Laurent Chardon
Djéol, 2006 © Laurent Chardon

Et quelle est ta prochaine destination ?

Pour le moment je ne sais pas, je pense que je vais rester à Paris et si je voyage ce sera en France et en Europe. Je suis parti dans beaucoup de pays lointains, mais je n’ai, par exemple, jamais mis les pieds à Lyon ou à Marseille !

Sur Afrique in visu, nos lecteurs ont plutôt découvert ton travail « Djeol » qui a été le grand prix du jury « Intimité(s) Francophone(s) ». Ce travail très poétique et nostalgique s’inscrit dans un rapport très personnel avec Daby Touré et sa musique. Peux-tu nous en dire plus sur la manière dont tu as travaillé ?

Daby Touré est un très bon ami. On se voyait beaucoup à l’époque où il enregistrait son premier album. C’est à travers lui que j’ai découvert Djéol, un des lieux où il a grandi.

Il me parlait beaucoup de ce village, de sa musique, de ses paroles. Il en parle tellement bien qu’il m’a donné envie d’y aller. Un jour, je lui ai demandé si je pouvais y partir. Il a d’abord été un peu surpris, je crois qu’il se demandait quel genre de photos je pourrai bien faire là-bas et surtout si un « toubab » comme moi supporterait la vie « au village ». J’ai finalement passé deux semaines à Djéol.

C’était une superbe expérience et aussi un très beau cadeau de sa part. Il m’a totalement ouvert son imaginaire. J’avais l’impression de me promener au milieu de ses chansons et des personnages à qui il rend hommage, comme sa vieille tante Sira Demba avec qui je passais du temps tous les après-midi simplement à être là. Ces images l’ont touché car j’ai réussi à retrouver sa musique en images, et certaines de ces photographies ont illustré son premier album.

En 2006 je suis reparti avec lui, j’ai ramené des photos. Les sentiments étaient partagés car elles ne ressemblaient pas à l’utilisation que l’on fait de la photographie en Afrique en général. Mais il y avait un caractère émouvant, il y avait des portraits du doyen de la famille, décédé depuis mon précédent voyage.

Djéol est pour moi un travail à part, d’abord parce que c’est un échange entre photographie et musique et que j’ai le sentiment d’avoir photographié avec l’imaginaire d’un autre. Puis cela se passe dans le monde rural. Un monde différent du mien et des villes que j’ai l’habitude de photographier.

J’ai pensé que le panoramique se prêterait bien à ce sujet. J’aime ne pas être figé sur un appareil. Par exemple avec une atmosphère aussi dézinguée qu’à Oulan-Bator, j’ai tout de suite voulu travailler avec un vieil appareil du type d’Olga sans me soucier de la mode ou du marché de l’art. D’ailleurs en 2000 ce n’était pas encore la déferlante commerciale autour de ces appareils.

Tu reviens de Ziguinchor en Casamance. Comment as-tu travaillé ?

J’y étais déjà passé 4 jours lors d’un précédent voyage, l’ambiance de la ville m’avait attiré. Cette fois je suis resté 7 semaines. Je savais juste que j’allais déambuler dans la ville. J’ai toujours ce besoin d’errance qui est récurrent. Des gens qui errent, très peu de photos posées, des instants volés.

Collabores-tu avec des gens ?

De plus en plus. Il y a d’abord cette expérience avec Daby dont on vient de parler. J’aime aussi collaborer avec des écrivains. J’ai proposé à un auteur, Timothée de Fombelle , d’écrire le texte qu’il voulait à partir des photos de la série Tangente. Je savais qu’il aimait cette série. Le résultat est une courte nouvelle qui fonctionne parfaitement avec les photos, j’en suis vraiment content. Je dois trouver le moyen d’éditer cet ensemble et j’ai très envie de multiplier ces expériences.

Ton travail est très peu exposé, très peu diffusé dans la presse. Comment souhaiterais-tu le présenter ?

Je ne sais pas si la presse est aujourd’hui le meilleur endroit pour montrer des photos. Par contre j’aimerais l’exposer un peu plus, et une fois un projet terminé, réussir à l’éditer. Il me semble que c’est le meilleur moyen de le partager et c’est une forme d’aboutissement. Je suis attaché aux livres, pour la narration que l’on peut donner à une série de photos, sans doute aussi parce que j’ai grandi dans une librairie.

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Djéol, 2006 © Laurent Chardon
Djéol, 2006 © Laurent Chardon