Sur les traces de l’âme afro-brésilienne

Depuis 2001, la photographe Catherine Laurent s’intéresse aux intérieurs et à l’histoire des Agudas, les Afro-brésiliens, au Bénin et au Togo. Ses séries oscillent entre témoignages, enquête ethnographique et travail plastique.

Elle a d’abord photographié les maisons. Dans le premier volet de son travail, « L’âme brésilienne de Porto Novo » (exposé au Mois de la Photo-Off en 2008), Catherine Laurent s’est attachée aux architectures afro-brésiliennes et ce qu’il en reste. Sur les images, certaines constructions sont livrées à la moisissure et aux herbes folles. D’autres ont été abandonnées mais conservent leurs vestiges, habités par des toiles d’araignées et des meubles patinés par la poussière. Parfois, on décerne quelques traces humaines : ici, une paire de tongs, là, un travail de couture interrompu ou une lampe-tempête posée sur le rebord d’une fenêtre. D’autres intérieurs, habités, semblent avoir été figés dans le temps et, dans la pénombre d’une journée moite, la photographe a immortalisé le riche mobilier en bois brun, les tentures et les sols carrelés décorés.

Maison Migan, Attakè, Porto Novo, Bénin 2007 © Catherine Laurent
Maison Migan, Attakè, Porto Novo, Bénin 2007 © Catherine Laurent

Maison Migan, quartier Ataké, Porto Novo, Bénin 2007 © Catherine Laurent
Maison Migan, quartier Ataké, Porto Novo, Bénin 2007 © Catherine Laurent

Maison Migan, quartier Ataké, Porto Novo, Bénin 2007 © Catherine Laurent
Maison Migan, quartier Ataké, Porto Novo, Bénin 2007 © Catherine Laurent

Des signes qui disent l’opulence passée de la communauté afro-brésilienne. Au cours du 19e siècle, des esclaves affranchis ou fils d’Africains nés au Brésil ont quitté ce pays pour s’installer au Nigeria, Bénin et Togo actuels. Ce mouvement de retour a aussi coïncidé avec des déportations d’anciens esclaves suite à plusieurs révoltes, comme celle des Malês, à Bahia, en 1835. Ces anciens esclaves, pour la plupart alphabétisés, parlant le portugais et ayant acquis une expérience au Brésil (en tant que tailleurs, menuisiers, maîtres d’œuvres…), se sont assimilés aux commerçants brésiliens qui vivaient déjà dans la région et appelés Agudas en référence au fort portugais de Sao Jaoa de Ajuda à Ouidah. « La réunion de ces deux groupes, auxquels s’intégrèrent par la suite les descendants de leurs esclaves, dessina le profil de la communauté aguda d’aujourd’hui », explique l’anthropologue brésilien Milton Guran. Qui précise aussi que c’est avec ces Afro-brésiliens que la région entre dans l’ère des constructions durables en briques, selon une technique spécifique et un style architectural employés au Brésil au 19e siècle. « La façade de la grande mosquée de Porto-Novo est la copie d’une église baroque de l’Etat de Bahia à laquelle un minaret a été ajouté », note Milton Guran. Un habitat qui est, pour les Afro-brésiliens, « un moyen d’affirmer leur singularité », souligne quant à lui l’historien Alain Sinou.

Que reste-t-il aujourd’hui de cet héritage afro-brésilien ? Des noms de famille aux consonances lusophones (De Souza, D’Almeida…), la célébration, comme à Bahia, de la fête de Nossa Senhora do Bomfim à Porto-Novo, en janvier, avec une grand messe dans la cathédrale et un « bourrian », une sorte de carnaval (la burrinha était une fête brésilienne des années 1800). La place Chacha, à Ouidah, qui porte le nom du descendant du négrier Félix Da Souza. Et les anciennes demeures. « D’année en année, les pluies détruisent les maisons des Agudas et avec elles, emportent dans l’oubli un pan de l’histoire de l’Afrique avec le Brésil », regrette Catherine Laurent. « Je veux les montrer telles quelles sont aujourd’hui, chargées de leur histoire et nous interrogeant sur leur devenir. »

Maison Olympio, Agoué, Bénin 2014 © Catherine Laurent
Maison Olympio, Agoué, Bénin 2014 © Catherine Laurent

Maison Oceni, Porto-Novo, Bénin 2010 © Catherine Laurent
Maison Oceni, Porto-Novo, Bénin 2010 © Catherine Laurent

Ancienne plasticienne, on sent dans ses compositions photographiques son goût des matières et des couleurs. La lumière est douce, saturée d’humidité. « En même temps qu’un témoignage, c’est un travail plastique sur la mémoire qui fait référence à la peinture. En composant mes images comme des tableaux, je tente de retrouver dans ces maisons l’empreinte de leur mémoire brésilienne. » Catherine Laurent se défend d’être
« à la recherche d’un passé nostalgique ». Elle souhaite raviver le souvenir des maisons afro-brésiliennes et « essayer de déchiffrer à travers les couleurs, les traces, les objets délaissés, les signes de l’âme qui les anime et les rendent si émouvantes… »

Après avoir choisi de montrer des intérieurs, synonymes de pudeur et de mystère, elle a décidé de passer à « la part vivante de cette histoire », et aux hommes et aux femmes qui la portent aujourd’hui. Elle s’est intéressée aux architectures intimes et humaines en somme. « ‘Le retour, mémoires afro-brésiliennes’ est un recueil de souvenirs liés aux lieux photographiés, évoqués par les personnes, descendants ou alliés de familles agudas. Après les demeures photographiées, ou ce qu’il en reste, j’ai voulu rencontrer les personnes qui y ont vécu ou y vivent toujours, récolter des bribes de leur histoire, constituer une galerie de portraits. » Les photographies ont été prises à Porto-Novo et Ouidah au Bénin, à Aneho au Togo, à la frontière béninoise, et à Agoué, à la frontière togolo-béninoise, lors d’un voyage en février-mars 2014 avec le soutien de la eeg-cowles Foundation.

El Hadja Salamatou Do Rego, Ouidah 2014 © Catherine Laurent
El Hadja Salamatou Do Rego, Ouidah 2014 © Catherine Laurent

Maison Domingo, Ouidah 2014 © Catherine Laurent
Maison Domingo, Ouidah 2014 © Catherine Laurent

Lucien D'Almeida, Ouidah 2014 © Catherine Laurent
Lucien D’Almeida, Ouidah 2014 © Catherine Laurent

Dans cette série, on voit beaucoup de miroirs, de reflets. Des contours flous, tout comme l’histoire des Afro-Brésiliens encore trop souvent tue. « Le miroir est une constante et une fierté dans les intérieurs agudas, même modestes. Soit il a été fabriqué par le propriétaire lui-même, artisan-ébéniste, soit il aurait servi de monnaie d’échange, contre un certain nombre d’esclaves », note la photographe. Car les anciens esclaves au Brésil sont souvent devenus marchands d’esclaves à leur tour en revenant en terre africaine. « Les histoires familiales racontent des choses très dures. Aujourd’hui, les descendants sont héritiers de ça. La mémoire des familles, pour des raisons historiques certaines, semble enfouie au plus profond et se limite au passé plus récent ». Alain Sinou écrit qu’au moment de l’abolition et jusqu’à la fin de la période coloniale, les Agudas, qualifiés « d’évolués », « ont constitué un groupe économiquement puissant, au service des intérêts coloniaux. Leur statut privilégié s’exprime notamment dans leur habitat : les maisons à étage ‘à la brésilienne’ qui deviennent des modèles ».

Si Catherine Laurent a d’abord eu du mal à faire parler les descendants, les langues se délient de plus en plus à chaque voyage. Elle enregistre les témoignages et les « litanies », panégyriques claniques qui véhiculent l’histoire de la famille. Et puis, il existe des exceptions, fières de ce patrimoine, comme Jeronima Quenum Perrin, à Ouidah, collectionneuse qui « possède une maison pleine de souvenirs, de meubles, d’objets. Notamment des meubles et miroirs réalisés par des artisans ayant ramené leur savoir-faire de leur séjour au Brésil ». « A Ouidah, plus qu’ailleurs, les traces de la traite négrière sont encore palpables, avec la Route de l’Esclave, la Porte du non retour, l’Arbre de l’oubli, mais les familles n’abordent jamais le sujet directement. Si le repentir s’exprime à travers des cérémonies célébrées chaque année le 3e dimanche de janvier, demeure souvent la fierté d’être issu de familles à la puissance économique et sociale évidente, ainsi que la fascination du ‘Brésil’ ».

Valerien Mariano, Ouidah 2014 © Catherine Laurent
Valerien Mariano, Ouidah 2014 © Catherine Laurent

Gilbert Monteiro, Ouidah 2014 © Catherine Laurent
Gilbert Monteiro, Ouidah 2014 © Catherine Laurent

Sur les murs couleur vert d’eau, gorgés de souvenirs, on voit des photos anciennes encadrées, parfois le drapeau du Brésil. La photographe nous fait pénétrer dans les chapelles familiales où est célébré le culte des ancêtres. « J’ai réalisé que, dans chaque maison visitée, chaque chapelle, les photos des défunts ont une grande importance. M’est venue l’idée de faire une série de portraits avec une photo d’un parent proche ou aimé. » Les portraits de ces descendants, souvent pris sur le vif, chez eux et sans façon, s’apparentent plus à des portraits de reportages, même si on sent le sens et l’envie de la pose. Une troisième partie du travail se dessine : « J’aimerais photographier les familles dans les conditions du studio, avec leurs habits d’apparat et une certaine solennité. Pour rendre compte de toute leur dignité ». Ce sera pour le prochain voyage.