Docteur Roger and Mister Ballen

Avec le PhotoPoche qui lui est consacré, voici l’occasion de découvrir la démarche de « fiction documentaire » du photographe sud-africain Roger Ballen.

Mimicry (Mimétisme), 2005 © Roger Ballen
Mimicry (Mimétisme), 2005 © Roger Ballen
Il y a au moins une image de Roger Ballen que vous connaissez. Celle des jumeaux Dresie et Casie, prise dans le Transvaal de l’Ouest, en Afrique du Sud, en 1993. Pendant de longues années, on l’a présentée comme la quintessence du travail de ce photographe né aux Etats-Unis, géologue de formation et de profession, et installé en Afrique du Sud depuis le début des années 80. Erreur. Car la démarche de Roger Ballen ne s’arrête pas à cet aspect documentaire. Elle est aussi à chercher du côté de la fiction. De l’inconscient. Si Roger Ballen s’est d’abord intéressé à la société blanche laissée pour compte pendant l’apartheid, puis aux marginaux en général, aux démunis, aux fous, aux criminels… ces personnages ne sont pas les seuls sujets de ses photographies. Ils sont captés dans leur environnement, dans des moments de vie intime, au milieu de leur(s) désordre(s). Roger Ballen dit vouloir « créer de la cohérence visuelle du chaos ». Dans les maisons de ses sujets, les fils électriques pendent, on voit des graffitis, des dessins, des tableaux accrochés de travers, autant de lignes de fuite non linéaires auxquelles il applique une logique formaliste (format carré, noir et blanc) imparable. Roger Ballen a la double nationalité (américaine et sud-africaine), exerce deux professions en parallèle (il divise ses journées entre la géologie et la photographie et aime à dire que la photographie, c’est comme descendre à la mine) et assume également une dualité qu’il explore dans ses photographies. A la fois Doctor Jekyll et Mister Hyde, il révèle dans ses prises de vue une monstruosité poétique, une morbidité pleine de vie, une instabilité confortable. C’est le photographe de l’inconscient et de l’intérieur (ses photos sont toujours prises dans des pièces éclairées au flash). Au fil des années, son travail s’est vidé de la présence humaine, se remplissant de formes, de signes, de symboles, de dessins et d’animaux, pointant vers le surréalisme. Le Photo Poche a le mérite de couvrir toutes les périodes du travail de Roger Ballen, qui a édité 7 ouvrages, de Boyhood (1979) à Boarding House (2009), et prépare le prochain, Asylum, pour l’année prochaine.

Vous êtes né à New-York en 1950. Que connaissiez-vous de l’Afrique du Sud avant d’y mettre le pied pour la première fois ?

C’était en 1974 et j’étais un jeune homme quand je suis arrivé à Cape Town. De l’Afrique du Sud, je savais surtout qu’il y avait plein de mines d’or et de diamant. Je savais aussi qu’ils avaient un joueur de golf célèbre, Gary Player, et un système politique appelé apartheid… En 1974, j’ai traversé le continent africain du Caire au Cap. Ça faisait partie des aspirations de ma génération : se définir en dehors des sociétés industrielle et de consommation. Je suis retourné aux Etats-Unis en 1977, j’ai sorti mon premier livre, Boyhood, passé mon doctorat en géologie et, au début des années 80, je suis parti vivre en Afrique du Sud. Ma femme était sud-africaine, et c’était un bon endroit pour exercer mon métier de géologue.

Untitled (Sans titre), 1998 © Roger Ballen
Untitled (Sans titre), 1998 © Roger Ballen

Quel genre de relations entretenez-vous avec ce pays aujourd’hui ?

C’est très compliqué à expliquer… C’est comme parler de ses relations avec sa mère ou son père ! Je vis dans ce pays, j’y travaille. J’ai donc une relation très intense avec lui. J’y ai passé plus de la moitié de ma vie, je suis aussi très engagé dans différents aspects de la société. En étant à la fois artiste et géologue, je connais intimement le pays.

Vous avez également créé la Fondation Roger Ballen à Johannesburg, pourquoi ?

Pour promouvoir une meilleure compréhension de la photographie en Afrique du Sud. J’invite des photographes à venir parler de leur travail, comme Stephen Shore ou Vik Muniz, je monte des expositions. La Fondation s’adresse à un public intéressé par l’art. Je pense que l’éducation se fait par le haut : il faut d’abord toucher les professeurs, les journalistes, qui vont ensuite partager et répandre la connaissance.

Vous sentez-vous proche de certains photographes sud-africains ?

Non.

Vraiment ?

Celui que je préfère, c’est Pieter Hugo. Il a une approche différente et intéressante. Nous avons d’ailleurs une exposition commune, en juin prochain, au musée de l’Elysée à Lausanne. Ce sera sa première rétrospective et moi je montrerai « Asylum », mon dernier travail, sur les oiseaux qui cohabitent avec les hommes dans une vieille bâtisse de Johannesburg.

Comment passe-t-on de photographe à artiste ?

C’est venu graduellement. Le travail Outland (commencé au milieu des années 90, le livre est sorti en 2001, ndlr) a marqué un tournant. J’ai commencé à me sentir comme un réalisateur qui interagit avec son sujet plutôt que seulement le documenter. J’ai senti que j’étais impliqué dans la transformation de ce qui était au fond de moi, dans un sens plus artistique. Avec Boyhood et Platteland : images of a rural South Africa (1994), en un certain sens je documentais la société. Dans Outland, je transformais les choses à un autre niveau, j’agissais sur le réel. Je me souviens qu’en 1997, en remplissant une fiche d’aéroport, j’ai mis pour la première fois : artiste photographe.

Stefanus, 2001 © Roger Ballen
Stefanus, 2001 © Roger Ballen

Depuis quelques années, vous vous éloignez d’ailleurs de plus en plus de la démarche documentaire : il y a de moins en moins d’êtres humains dans vos images. Donnez-vous un sens à cela ?

Depuis 2003, les visages et les portraits ont commencé à disparaître. Il y a plus de dessins, de figures, d’abstraction. C’était une progression naturelle, ce n’est pas arrivé soudainement. Pendant longtemps, j’ai photographié des gens qui étaient tellement « puissants » qu’ils effaçaient les autres aspects de la photo. Je voulais une démarche plus abstraite et plus complexe. Les sujets étaient si forts que je n’étais pas capable de le faire…

Une certaine morbidité affleure dans l’ensemble de votre travail. Comme si vous cherchiez à vous confronter à la mort pour mieux l’éviter…

Il y a beaucoup de significations à trouver dans une photographie. Et c’est parfois difficile à expliquer. D’ailleurs, la meilleure photo pour moi, c’est celle que je ne comprends pas ! Je ne pense donc pas avoir toutes les réponses aux questions que les gens se posent devant mes images… Je pense que les photographies aident à mieux vous comprendre vous-même. Elles vous révèlent des choses intimes. Un artiste est profondément engagé vis à vis de lui-même. C’est un processus existentialiste : on est responsable de ses actes, de sa vie. Penser à la mort en fait partie. Je ne sais pas à quoi pensent les autres gens mais je crois que penser à la mort est la chose la mieux partagée au monde… Chacun cherche le moyen de faire avec. Certains cherchent à l’expliquer, d’autres à s’y confronter, peut-être suis-je l’un d’entre eux.

Que représente la photographie pour vous ?

C’est le journal de ma vie, tout simplement.

Vous n’êtes jamais sorti du noir et blanc et du format carré, pourquoi ?

J’ai grandi avec le noir et blanc, grâce à ma mère qui travaillait chez Magnum puis a monté sa propre galerie. C’est comme ça que j’ai découvert la photographie. La couleur ne m’intéresse pas. J’ai essayé mais ça ne marche pas avec mon travail. J’aime le noir et blanc. J’utilise aussi le flash car, depuis 20 ans, je ne prends que des photos à l’intérieur. Ça fait partie de mon « style » en quelque sorte.

Culmination (Aboutissement), 2007 © Roger Ballen
Culmination (Aboutissement), 2007 © Roger Ballen

Wiggle (Tortillement), 2007 © Roger Ballen
Wiggle (Tortillement), 2007 © Roger Ballen

Faites-vous poser vos sujets ? On est toujours surpris par la composition dans vos images comme dans « Cut loose » (couper les ponts), une photographie de 2005 où un adolescent torse nu semble être une poupée sans vie harnachée à des fils électriques…

Je capte le moment, l’instant. C’est comme si j’avais un revolver : appuyer sur le déclencheur, c’est comme tirer une balle. On pousse le bouton une fois de plus, et c’est une autre photo qui naît. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que la réalité photographique est transformée par mon esprit. Ce n’est rien d’autre. Mes photographies ne sont que des aspects, des segments de la réalité. Des réalités méconnues et parfois difficiles à exprimer. C’est ma réalité, oubliez le sujet. C’est comme composer un tableau. Je crée une unité, je lie le conscient et l’inconscient pour faire en sorte que la photo soit cohérente. C’est très compliqué et cela m’a pris des années pour être capable de faire ce genre de photos… Pour écrire sur ces images, il faut une formation en philosophie, en poésie, peut-être en psychologie ! Il n’est pas possible d’avoir un point de vue statique.

Pourtant, les critiques ont souvent cherché à donner un sens « politique » à votre travail…

Le côté politique ou sociologique recouvre malheureusement la vraie poésie du travail. Je travaille sur un langage visuel, non-verbal, et dont je ne comprends pas forcément la signification implicitement. Je n’ai pas toutes les clés. Une image peut être perçue comme drôle ou dérangeante. Par exemple, dans « Culmination » (aboutissement, 2007), on voit deux mains enlacées sur des matelas sales, avec un ours en peluche. Si vous prenez le point de vue sociologique, deux personnes ont échoué au Boarding House (immeuble de squat de Johannesburg, ndlr) car elles n’avaient pas d’argent. C’est très sensuel, l’image marche d’un point de vue esthétique. La facilité serait de dire c’est une photo sur les pauvres blancs en Afrique du Sud et comment ils vivent. Mais il faut chercher la métaphore, l’énigme, ce que cette image dit de la condition humaine.

Deux photos commentées par Roger Ballen :

  • Dresie and Casie, twins (Dresie et Casie, jumeaux). Transvaal de l’Ouest, 1993

    LIEN VERS LA PHOTO

« Je conduisais dans une petite ville de la région, avec ma femme et mes enfants. On traversait une rue et j’ai aperçu cet homme, celui avec la chemise tâchée. Il m’a semblé tellement étrange, je me suis dit, voyons si je peux le photographier. Il m’a fait signe de l’accompagner et m’a conduit chez lui. Il parlait mal et c’est sa mère qui m’a donné l’autorisation de le photographier. Je l’ai mis contre le mur et j’ai regardé dans mon viseur. J’ai senti une présence derrière moi : c’était son frère. Quelle vision ! Je les ai pris ensemble. C’est ma photo la plus connue mais ce n’est pas ma préférée. Elle est trop facile. »

  • Puppy between feet (Chiot entre les pieds), 1999

Puppy between feet (Chiot entre des piers), 1999 © Roger Ballen
Puppy between feet (Chiot entre des piers), 1999 © Roger Ballen

« C’est une photo intéressante pour moi, d’un point de vue personnel. Elle correspond à une période où je souhaitais me rapprocher de mon sujet mais je ne pouvais pas car je n’avais pas le bon objectif. Je me suis donc acheté le meilleur objectif macro pour Rolleiflex et c’est la première photo que j’ai prise avec ! Robert Delpire la voulait pour la couverture du PhotoPoche mais j’ai préféré en choisir une plus en phase avec mon travail actuel ».