Lettres à Embona – Interview de Christian Sanna

Depuis 2016, le photographe Christian Sanna développe un travail autour de Madagascar. C’est au départ à travers une approche documentaire qu’il interroge son rapport à l’île. En 2018, un basculement opère : ses images deviennent une conversation avec un entité fictive qui porte le prénom d’Embona, ce mot qui à Madagascar, signifie tant la nostalgie que la réminiscence et qui symbolise l’île. Il y est question de fragilité et du métissage. A travers cette interview, nous revenons sur sa pratique depuis 5 ans, son évolution et « sa photographie sentimentale ».

Peux tu nous parler de ton parcours, en passant par tes années à Madagascar jusqu’à ton arrivée à la photographie ?

Bonjour Jeanne,
Comment on commence… l’origine, ou le métissage, ma mère est Malgache/Anglaise et mon père Italien. Ils se sont rencontrés à Milan après que ma mère soit partie de Madagascar pour vivre plusieurs années en Europe. Juste après ma naissance mes parents décident de partir s’installer à Madagascar dans la région Nord sur l’île de Nosy Be. C’est là, sur cette île que tout commence. J’y ai grandi et passé toute mon enfance sur cette petite île qui à l’époque n’était pas encore l’une des grandes destination touristique. Après l’enfance, mon métissage ainsi que les dynamiques au sein de ma famille et de mon entourage font que je questionne de plus en plus mon identité. Au fil des années je développe un sentiment de non-appartenance à Madagascar.

Quand j’obtiens mon Baccalauréat, je suis soulagé de pouvoir quitter Madagascar et de partir étudier et vivre en France, il fallait que je m’éloigne. Bien évidemment c’était une erreur, il fallait que j’amorce une nouvelle relation avec mon pays. Je décide de partir plusieurs mois dans différentes régions de Madagascar pour commencer. À ce moment là je faisais des photos souvenirs, pour enregistrer mon voyage comme nous le faisons tous. Après ce voyage je rentre déçu, ces deux mois sont brefs, rapides les rencontres fugaces, un voyage touristique en somme ce n’était pas ce que je recherchais.

Cependant de retour en France, je découvre que certaines photographies que j’ai prises sont différentes, elles me laissent du temps pour regarder ce que je n’avais pas vu et éveillent en moi des sentiments cachés. D’un coup tout bascule et je me retrouve à plonger littéralement dans la photographie, je découvre des photographes comme Alberto Garcia Alix, Max Pam, Diane Arbus, Dana Lixenberg, Rineke Dijkstra, etc… J’apprend qu’une photographie peut montrer et exprimer et non pas qu’illustrer, qu’une photographie c’est une rencontre, elle sera mon outil pour reconstruire mon rapport à mon identité, pour me donner une direction.

Après tout s’enchaine, je pars étudier la photographie à l’ETPA de Toulouse, je suis majeur de promo et je commence à exposer dans différents lieux, Le Festival Manifesto, Summer Open d’Aperture, Les rencontres de Bamako, et aussi à Madagascar à l’institut français d’Antananarivo avec Rina Ralay-Ranaivo comme curateur. Je rencontre des artistes Malgaches dont Joël Andrianomearisoa qui me soutiendra et me conseillera et m’invitera à exposer dans son exposition Almost Home à la galerie RX à Paris.

C’est un peu bizarre à dire, mais cette rencontre avec la photographie m’a sauvé d’une certaine manière de moi-même.

Tu qualifies ta photographie de sentimentale. Peux tu nous en dire plus ? Ton rapport s’apparente-t-il à une forme de nostalgie ?

J’aime beaucoup ce terme de photographie sentimentale. Il ne s’agit pas d’un thème dans ma photographie mais du rapport que j’entretiens avec ce médium. Ce qui m’intéresse c’est de matérialiser mon regard et mes émotions, photographier ce qui est proche de moi, que je connais ou que j’essaye de connaitre. Je ne peux photographier que si je ressens une forte connexion. Je n’aime pas créer une image, dans le sens de la mise en scène, il faut que je laisse une porte ouverte en moi et que je parte à la rencontre des émotions qui vont être invoquées dans le réel par l’appareil photographique. C’est une question de sentiments, qu’importe le style photographique ou le sujet, je considère chacune de mes séries comme un travail intime. C’est pour cela que je qualifie ma photographie de sentimentale, je parle d’une photographie qui vient puiser dans mes sentiments dans ce que je ressens face au réel qui m’entoure et proposer une rencontre avec celui-ci.

La nostalgie est pertinente car c’est l’émotion la plus présente en moi en ce moment. La nostalgie de Madagascar et de cette relation perdue ou manquée avec mon identité. C’est cette émotion qui m’a amené à la photographie, mais elle ne sera pas éternelle, car la photographie est pour moi l’espace d’une rencontre ou se forme un lien.

© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna

Tes premières séries étaient davantage documentaires, comme on peut le voir avec Fady Kambana et Moraingy, peux tu nous en dire plus sur ses choix de sujets ?

Ces deux séries furent réalisées durant mes études à l’ETPA de Toulouse. Cette école possède une forte tradition documentaire qui m’a beaucoup influencé. À l’époque, je recherchais des sujets qui parlent des liens qui soudent ou séparent des personnes dans une même communauté. J’approche cela dans ces deux premiers sujets d’école.

Fady Kambana est une série documentaire mais aussi un travail engagé, j’aborde l’histoire du tabou des jumeaux dans la région de Mananjary à Madagascar. Chez les Antambahoaka on pense que les jumeaux portent malheur et les parents ont l’obligation de les abandonner. Dans cette série j’ai réalisé des portraits familiaux des parents (en grande majorité les mères) qui ont décidé de ne pas obéir à cette croyance, ce qui leur vaut d’être rejetées par leurs proches et la communauté. La photographie ici est une prise de position pour parler du problème que subissent ces enfants et mères mais aussi de la solution. Il fallait pour moi parler de famille, du lien qui unit la mère aux enfants pour montrer la violence et l’absurdité de cette croyance.

Moraingy, est ma première série photographique, elle est réalisée à Nosy Be. Quand je suis revenu la première fois avec un appareil photo, je ne faisais que des portraits, je voulais rencontrer ceux qui partageaient mon île. Je cherchais un sujet sans savoir ce que j’allais raconter et c’est comme ça que je suis tombé sur le Moraingy. Au début je ne faisais que le portrait des lutteurs après leur combat. Mais avec le temps, un lien se forma entre moi qui recherchait mon identité et eux qui en construisaient une nouvelle en résilience aux changements de l’île. Je me suis attaché à eux et à cette petite histoire qui en disait beaucoup sur l’île et c’est comme ça que j’ai pu construire cette série. D’ailleurs cette série est multiple, car elle se compose d’une série de portraits assis, de scènes d’entrainements, et de scènes de combats, et chaque partie à une esthétique spécifique et raconte la transformation de chaque jeune à travers ce sport traditionnel.

© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna

Peux-tu nous décrire ta pratique photographique et son évolution ?

J’ai commencé la photographie très tardivement, exactement à 25 ans. Comme beaucoup j’ai commencé avec un appareil numérique format 24×36, mais très rapidement j’ai compris que ce format et le numérique ne me correspondaient pas. Je me suis donc mis à la photographie argentique. Ce rapport à l’argentique est difficile à expliquer, mais j’ai l’impression que le support est plus sensible, fragile, lent et ce passage par la chambre noire me procure une émotion qui me correspond mieux. Je développe moi même mes pellicules, et je tire moi-même quand je le peux mes photographies dans mon atelier à La Courneuve. En ce qui concerne la prise de vue, j’essaye de faire avec peu, je photographie majoritairement en noir et blanc, parfois avec un flash simple, et j’aime être en face à face, que ce soit avec une personne ou un paysage.

Au début je partais d’un sujet que je creusais pour en développer une série figée autour du sujet, une approche documentaire. Mais j’ai eu besoin de gagner en fluidité dans ma pratique photographique une fois mes années d’études terminées, je voulais construire un regard, une vision qui vient exprimer mes émotions. Je n’ai pas changé de technique ni de pratique mais la forme dans laquelle j’écris mon travail photographique est en ce moment entrain de changer. Je ne saurais le dire exactement car c’est un changement actuel. Mais ma nouvelle série “Lettres à Embona”, est une exploration de cette nouvelle voie, dans laquelle les formats, les supports, et la construction des images dans le temps prend une place dans le discours de la série.

Tu vis désormais à Paris mais tes sujets traitent essentiellement de Madagascar , pourquoi ?

La réponse est simple, je suis originaire de Madagascar et je veux parler de sujets qui me sont proches, j’ai aussi compris avec le temps que mon regard est sentimental comme je le disais précédemment. Madagascar et mon métissage font que l’île prend énormément de place dans mon travail. Mais pour autant j’ai déjà travaillé sur des séries en France, par exemple lors d’une résidence à Toulouse la “1+2” où je ne traitais pas de Madagascar. Mais ces travaux là n’ont jamais pris d’essor, on peut en tirer plusieurs conclusions plus ou moins critiques sur le milieu photographique. Vous savez, on me demandait toujours dans mon école pourquoi je voulais absolument travailler sur Madagascar cependant on ne demandait pas aux autres étudiants pourquoi ils travaillent sur des sujets en France.

Il faut sûrement que je finisse une étape à Madagascar.

Parle nous de Lettre à Embona qui constitue un tournant dans ton imagerie ?

“Lettres à Embona” est le projet que j’attendais depuis le premier jour où j’ai commencé à photographier. Dans cette série j’opère un basculement dans mon travail. L’approche émotionnelle avec une écriture d’auteur y est plus assumée à l’opposé de mes premiers sujets à Madagascar. Les images sont très fragmentées dans le temps; le temps entre les prises de vues est plus long et son écriture plus floue; j’aborde mon rapport à Nosy Be, à la nostalgie et à mes blessures intérieures qui m’ont mené à la pratique artistique. Il y est question de fragilité, du métissage, et d’une conversation avec un entité fictive qui porte le prénom d’Embona et qui symbolise l’île.

C’est une série qui s’est construite avec le temps, au fur et à mesure de mes voyages à Nosy Be et Madagascar depuis 2013. Il fallait ouvrir une porte pour que les images apparaissent naturellement. Il me fallait du temps pour les regarder et comprendre ce que je découvrais en moi à travers elles. C’est un processus instinctif et chaotique, mais c’est une belle création et c’est satisfaisant personnellement. Il y a comme une évocation du soi quand on regarde des photographies que l’on fait par instinct, comme si notre subconscient cachait dans les images des messages secrets pour notre conscient.

Ce qui me plait aussi c’est que dans la série je trace pour moi-même un chemin que je reconstruis, je m’autorise à scruter toutes les histoires de l’île, la jeunesse, la nature, l’exotisme, la prostitution, la face plus sombre de l’île. Tout cela m’était interdit lorsque j’étais jeune, par peur que la vie réelle de l’île ait une mauvaise influence sur le jeune blanc métisse que j’étais. M’éloigner de la vie pour me préserver, avec cette série j’essaye de renouer avec cette vie manquée, avec ces émotions en attente.

© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna

Comment est construite l’exposition actuelle à Paris ? Et un ouvrage est il prévu ?

L’exposition est constituée de 16 photographies en plusieurs formats et avec une variété de formes pour rendre l’expérience plus vivante. Nous avons deux grandes impressions sur un textile très léger. Sur le mur d’en face se trouvent des tirages argentiques faits par moi-même dans mon laboratoire/atelier à La Courneuve, eux aussi en plusieurs formats avec au centre un tirage argentique grand format qui est présenté dans un encadrement en caisse. En dessous de ces tirages argentiques sont déposés les bouts d’essais photographiques qui sont issus du travail dans la chambre noire. Ces lettres-brouillons montrent la tentative de trouver les mots justes avec les photographies pour exprimer ma relation complexe avec l’île de mon enfance.

Et pour terminer, au sous-sol est projetée une vidéo d’un plan fixe accompagnée d’une création musicale originale de Romain Barbot du groupe Saåad qui remonte aussi les escaliers et donne une ambiance à l’exposition.

 Pas d’ouvrage de prévu car la série est toujours en cours. Une grande partie de mon travail photographique suit ma propre temporalité. Les projets suivent ma vie, qui pour l’instant est dans un entre-deux, ici en France et là bas à Madagascar. Je raccourci la distance au fur et à mesure et à mon propre rythme. Comme beaucoup de photographe je porte un fort attachement aux livres photos et je préfère attendre le temps juste et une proposition juste pour envisager de créer un livre.

Quels sont tes projets dans les prochains mois ?

Ils sont au ralentis, je dois comme tout le monde faire face à la pandémie et aux implications qui concernent les voyages. J’avais prévu en 2020 plusieurs voyages à Madagascar afin de préparer et réfléchir à mon déménagement sur l’île tout en continuant à développer de nouveaux projets.

Mais suite à l’exposition à Paris la Fondation H, nous allons continuer le projet à Antananarivo avec cette fois-ci un curateur dont je me sens proche, Rina Ralay-Ranaivo, qui va m’accompagner dans de nouvelles formes. L’idée est de ne pas répéter l’exposition à Paris mais bien de penser comment la série peut prendre une forme cohérente avec la temporalité du projet, ma situation d’entre-deux, et la capitale. “Lettres à Embona” exposée à Paris, répond à ces contraintes et donne du sens dans sa forme, et il faut aussi que “Lettres à Embona” exposée à Antananarivo prennent du sens.

© Christian Sanna
© Christian Sanna
© Christian Sanna
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