Une histoire des Regards

Starlette hollywoodienne', Ronald Ngilime, Watville vers 1950.
Starlette hollywoodienne’, Ronald Ngilime, Watville vers 1950.
Ecrire une histoire de l’Afrique à travers des photos de famille ? Cela peut surprendre plus d’un. On a tendance à croire que la photographie est un art relativement récent en Afrique, ou alors que les Africains étaient en général trop pauvres pour se faire photographier. Or l’appareil photo fut introduit dans le continent africain dès 1842, à peine quelques années après l’invention du daguerréotype. Evidemment, l’appareil photo fut au début surtout utilisé par des ethnologues, des missionnaires ou des administrateurs coloniaux. Les images produites à cette période, mettant en scène une identité ethnique et raciale, reflètent surtout les fantasmes des Blancs sur l’Africain exotifié, plutôt qu’une réalité « scientifique ».

Vu l’utilisation idéologique de l’image par les Européens, il est donc particulièrement pertinent d’analyser comment les Africains se sont représentés eux-mêmes photographiquement. Comparez par exemple les profils ethnographiques des femmes aux seins nus avec les portraits de Seïdou Keyta ou de Samuel Fosso ! En s’emparant progressivement de la technique photographique, les Africains purent donc produire des images en contrepoint avec les stéréotypes coloniaux, montrant des Africains attachés à une identité traditionnelle, tout en étant en vogue avec la modernité.

En Afrique du Sud, cette appropriation de l’appareil photo se produit relativement tardivement, vers les années 1920 1 . Ce retard s’explique probablement par le caractère particulièrement ségrégé de la société sud africaine, et le manque de transmission de techniques entre les Blancs et les Noirs. Mais au fur et à mesure que l’équipement devenait plus simple à utiliser et meilleur marché, la photographie cessa d’être un hobby élitiste pour devenir une activité commerciale ambulante. Les premiers photographes noirs photographiaient non seulement l’élite africaine convertie et éduquée, mais aussi les migrants noirs venus travailler dans les mines et les usines. Ces photos prises au coin d’une rue datant des années 1930 et 40 témoignent de l’urbanisation africaine précoce de l’Afrique du Sud, à une période dans laquelle le régime blanc tentait déjà tant bien que mal de limiter, voire de nier la présence des Noirs en ville. 


Couple dans l'intimité du leur cabane en tôle, Ronald Ngilime, Watville (Eastern Rand, Afrique du Sud) vers 1955.
Couple dans l’intimité du leur cabane en tôle, Ronald Ngilime, Watville (Eastern Rand, Afrique du Sud) vers 1955.
« Je voudrais une histoire des Regards », écrivait Roland Barthes2. Loin d’être un art internationalement homogène, la photographie populaire s’imprègne des valeurs et pratiques locales en matière d’esthétique. Les photos de famille et les portraits de studio, rébarbatifs pour certains, sont cependant très révélateurs de l’image que les gens veulent projeter d’eux-mêmes, des valeurs auxquelles ils aspirent. Car une photo, c’est toujours une célébration de soi et des siens, c’est un véritable travail sur soi. Ces modestes photos nous font percevoir comment les communautés noires se percevaient et se valorisaient, en dépit du régime d’apartheid, qui leur reniait leur dignité en tant qu’être humain.

Homme avec manteau d'hiver et poste de radio. Ronald Ngilime, vers 1950.
Homme avec manteau d’hiver et poste de radio. Ronald Ngilime, vers 1950.
La fibre révolutionnaire des années 50 à Johannesburg est incarnée par les photos de Drum magazine 3 , de Jürgen Schadenberg et des premiers photojournalistes noirs comme Bob Gosani et Peter Magubane . Dans les townships, les « petits » photographes commerciaux se multiplient et développent un style bien spécifique au lieu, né de cette culture urbaine africaine en pleine gestation. Les cabanes en tôle, les shabeens 4 , et les intérieurs modestes remplacent les décors bourgeois des premiers studios. Les photographes des townships développent une approche du portrait qui insiste sur la multiplicité du personnage, sur la fantaisie et la possibilité de se réinventer sans cesse, plutôt que sur une soi-disant essence et l’unicité de l’individu. Le formalisme classique du 19e donne lieu à une théâtralité audacieuse de la part des sujets, qui brisent volontiers les anciennes règles de décence. Les jeunes posent avec des vêtements de marque ou un disque, un poste de radio… des objets hors de prix (souvent prêtés pour l’occasion), devenus accessibles dans l’espace onirique du studio informel. Ces photos démontrent que le sujet peut dépasser les confins du ghetto, du moins dans l’illusion visuelle d’une photo.

La photographie vernaculaire, imbue des préoccupations et des valeurs d’un lieu et d’une époque spécifiques, est donc potentiellement une source historique importante pour écrire l’histoire de communautés subalternes, en général sous-documentées. Pour le cas de l’Afrique du Sud, ces archives privées témoignent d’une communauté noire, qui dans un effort d’affirmer sa présence permanente et légitime dans les villes, se représentait comme urbaine, tout en redéfinissant ce terme en fonction de leur propre réalité et fantaisie.


1 Au Sierra Leone par exemple, le premier studio appartenant à un Noir fut créé vers les années 1855.
2 Roland Barthes, 1980. La Chambre Claire: notes sur la photographie.
3 Revue progressiste, la première à viser directement un lectorat noir et à embaucher du staff noir.
4 Shabeens: véritable institution du township, une espèce de bar informel, le plus souvent installé dans le salon d’une maison privée. Les shabeens étaient interdits sous l’apartheid.